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jeudi 6 janvier 2011

Episode 4 : Eugénie et la lanterne rouge

Depuis des mois Eugénie avait inlassablement déroulé le fil de ses désirs sur sa pelote de soie, s’offrant à tant d’hommes et de femmes qu’elle avait il y a longtemps cessé tout décompte. Il arrivait que le vertige de ces ivresses la saisît en plein jour, dans un de ces moments de flottement désœuvré qui hachaient ses heures étudiantes.

Elle se sentait à découvert alors ; l’enchaînement mécanique des amphis bourdonnants ne suffisait plus à étouffer son tumulte intérieur, elle croyait lire dans des regards anonymes la connaissance de ses nuits illicites, elle s’imaginait mise à nue et jetée en pâture aux appréciations sournoises de ces cercles malfaisants qui pullulaient dans les couloirs universitaires, de cette clique aux idées prémâchées et à la pensée paresseuse qu’elle abhorrait.

Paradoxalement pourtant, tandis qu’elle renonçait de plus en plus longuement et fréquemment à la pleine possession de son corps et en accordait l’usufruit aux appétits voluptueux et voraces de sexes inconnus, elle se fabriquait une lucidité de plus en plus aigüe sur le monde. A mesure de ses abandons, elle affermissait le contrôle de sa pensée, à chacune de ses jouissances elle avançait d’un pas vers le détachement de la sagesse, et chacun de ses cabrements de plaisir était aussi un geste de triomphe sur le gris de la vie.

Dans cette dérive de la chair et cette réappropriation de l’âme, Il était devenu son point d’ancrage, et l’Etablissement le rendez-vous bienveillant de leurs conspirations sensuelles.

L’Etablissement. Un endroit oublié des cartes, un immeuble qui se tait pour toujours, une cache à l’abri de la foule, un numéro de rue pour seule enseigne, qu’on n’évoque qu’à voix feutrée et le cœur battant.

L’Etablissement. Une chambre d’avant-guerre, inondée de lumière d’ambre, une lanterne rouge fixée au mur. Eugénie gainée de bas pourpres agenouillée devant Lui. Lui l’unique dépositaire de ses secrets, Lui qui les consigne minutieusement dans un journal clandestin connu d’eux seuls, Lui qui nappe de tendresse la violence de leurs désirs, Lui qui ne lui cache plus ses failles depuis longtemps.

L’Etablissement. Un lieu souillé de stupre, que deux êtres repeignent de douceur. Les seins d’Eugénie plaqués contre la fenêtre froide, un sexe dressé contre son cul. Il Lui dit qu’il veut exposer sa beauté rédemptrice et débauchée à la médiocrité du monde, Il dit que son cul absout tous les crimes de l’homme, elle jouit de la fierté qu’elle lui procure dans le vice.

L’Etablissement. Un plafond serti de miroirs, deux corps ensevelis qui se démultiplient dans la pénombre sanguine, la chevelure d’Eugénie qui s’écoule tranquille tandis que ses lèvres redessinent à l’envi les contours de Son sexe brûlant.

Eugénie assise rêveuse sur Sa queue, ondulant à jamais sous Ses tendresses, délivrée de ses peurs enfantines, un brasier ranimé sans cesse, tous les sabliers ont été placés à l’horizontale, la lumière ne déclinera plus.

Des rubans de satin bleu serrent les poignets d’Eugénie de part et d’autre des barreaux de fer forgé du lit de la chambre de l’Etablissement. Mi-esclave de Ses désirs mi-affranchie, sa bouche se remplit de chair rose et musquée. Eugénie reçoit Son cul en offrande, elle ne refuse pas cette communion, ni les paroles douces et crues qui l’accompagnent.

Ce sexe qu’elle absorbe sans répit, c’est autant le Sien que celui des autres, il les résume et les transcende, et ces doigts et cette langue qui la fouillent puis déposent sur ses lèvres un peu de sa jouissance ravivent le souvenir de celles et ceux qui ont précédemment puisé à sa source chaude.

Il se délivre enfin violemment dans son cul tandis qu’elle suce langoureusement Ses doigts, gémissante et frissonnante. Il n’y a plus alors d’autre horizon que le reflet de leurs corps blottis, pétrifiés de tendresse, projeté sur le tain du miroir.

Le déroulé de la pelote de soie s’est interrompu.

Une fin d’après-midi dans un quartier inutile. Trois coups frappés à la porte d’une chambre tapie au fond de l’Etablissement, que l’on gagne par un vieil ascenseur aux ampoules vacillantes. La servante laisse entrer une procession d’hommes et de femmes nus, le visage cousu de loups bordés de dentelle noire. Eugénie croit reconnaître le peuple de l’ombre auquel elle a concédé ses charmes par ces nuits sans lune. Loups et louves se disposent autour d’eux en silence. Eugénie Le regarde éberluée ; Il lui sourit et l’embrasse doucement, puis se penche à son oreille.

Les mots qu’Il lui murmure alors disparaissent dans le puits sans fond du miroir.

Illustration : le Baiser, Henri de Toulouse-Lautrec

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